
Sylla de Saint Pierre est conférencière, journaliste et auteure du Génie des abeilles, un ouvrage dans lequel elle livre les résultats d'une investigation poussée et passionnée de l'univers des abeilles. Mêlant études scientifiques et témoignages, son travail conclut notamment à l'intelligence des abeilles, tant d'un point de vue collectif qu'individuel.[caption id="attachment_53720" align="alignnone" width="689"]
Sylla de Saint Pierre - Soure : Youtube/Editions HOZHONI[/caption]Aujourd'hui, Sylla s'est confiée au Holidog Times sur son attachement à ces insectes, ainsi que sur sa connaissance de leur univers.
Son intérêt pour les abeilles, elle le doit à son époux, Eric Tourneret, le célèbre photographe des abeilles, avec qui elle collabore depuis 10 ans et trois ouvrages.C'est ainsi qu'elle est entrée dans le fascinant «univers du très petit», comme elle l'appelle.
Le second ouvrage que j’ai écrit s'appelle Les routes du miel, où l’on a travaillé sur une trentaine de pays, et pour lequel j’ai également mené des entretiens avec des chercheurs, ce qui m'a absolument passionnée ! Je me suis dit "j'adore cet univers là, l'univers des gens qui scrutent". J'adore me faire médiatrice de ces scrutations du très petit – qui sont souvent rendues dans un langage très difficilement compréhensible – et les rendre accessibles à tous.
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Sylla de Saint Pierre et le photographe Eric Tourneret - Source : soirmag.be[/caption]Car ce qui est remarquable avec le travail de Sylla, c'est qu'elle s'applique à retranscrire de manière très "abordable", les résultats de recherches scientifiques, bien souvent réservés à un public averti et lui-même scientifique. Ce travail de médiation, elle l'agrémente de ses observations personnelles.
Je fais du lyrisme scientifique. Non seulement j'essaie de rendre les choses compréhensibles à un très large public, mais j’ai aussi à cœur de faire partager tout le merveilleux de cet univers. Là je suis chez moi, il y a les ruches d’Éric, une quinzaine, à 20 mètres en face de moi, donc les abeilles sont là, elles font partie de ma vie. Je les regarde, elles s'invitent dans mon bureau régulièrement. Je ne prétends pas être une découvreuse, mais mes enquêtes m’ont offert un regard nouveau, maintenant infiniment ouvert sur les abeilles. Je les observe en remarquant des comportements, des traits qui ont été décrits par des scientifiques, ou des apiculteurs que j’ai interrogés – ce sont quand même les personnes qui connaissent le mieux les abeilles.
Lorsque l'on parle de l'intelligence des abeilles, on pense naturellement à leur intelligence en tant que colonie, autrement dit, à une intelligence collective. En véritable société démocratique, elles vivent selon des règles bien précises, mais ne répondent à aucune autorité supérieure. Elles travaillent et vivent ensemble, et personne ne décide pour les autres.
Tous les paramètres de la définition de l’intelligence collective sont réunis dans une colonie. Certes, il y a une reine, mais c'est en réalité une mère, et plus encore une génitrice, une pondeuse. Il n'y a pas de roi non plus, puisque les mâles, qu'on appelle les "faux bourdons", sont bichonnés tout au long de leur vie – ils sont nourris parce qu'ils ne sont pas capables de butiner, ils ont une langue qui est trop courte pour ça –, ils ne piquent pas donc ils n'assurent pas la défense de la colonie. Ils sont précieux en tant que géniteurs, et il est nécessaire qu'ils soient nombreux pour assurer la diversité génétique de la colonie : une reine est fécondée par douze à vingt mâles.
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Le "vol fatal" du faux bourdon : copulation d'une reine et d'un faux bourdon à l'issue de laquelle le mâle meurt - Source : © Éric Tourneret[/caption]Si la population d'une ruche n'a pas besoin d'autorité supérieure pour fonctionner, c'est parce que les abeilles se “parlent” et s’écoutent. Une sorte de respect mutuel inné au sein de la colonie leur permet d'être constamment à l'écoute les unes des autres, et ainsi de travailler de concert.
L’intelligence collective de la colonie trouve notamment sa source dans l'écoute. Si une abeille rapporte à une autre abeille, par exemple en l’interrompant dans sa danse, que sur la fleur qu’elle signale, il y a un danger – comme la présence d'une araignée crabe – personne ne va mettre en doute cette “parole”. Donc il y a écoute réciproque, mais aussi écoute de ce qui se passe dans l'environnement. Et les abeilles agissent à partir de tous ces éléments.
Par ailleurs, ce que Sylla de Saint Pierre met en avant, c'est également l'intelligence individuelle, qui permet à la colonie d'être si bien coordonnée. Car si les idées reçues laissent penser que les abeilles, au même titre que les fourmis, par exemple, sont des bourreaux de travail qui œuvrent toute leur vie du matin au soir, la réalité est bien plus réjouissante.
La notion de personnalité chez les abeilles est bien réelle. Des observations ont notamment permis de révéler le fait que chaque membre de la colonie a un tempérament différent, et que ce tempérament influence l’activité de chaque abeille.
Il y en a qui sont plutôt dolentes, parmi les butineuses par exemple, qui vont faire 2 ou 3 sorties dans la journée, et des acharnées du butinage, qui vont enchaîner les sorties toute la journée. Et ce sont réellement des tempéraments – moi je dis personnalités et j'assume cet anthropomorphisme – différents. Et ça c'est une réalité de la colonie, qui contribue à la qualité de l'intelligence collective.
Cette diversité est induite par le fait que les reines sont fécondées par plusieurs mâles. Et c'est elle qui permet de rendre la colonie efficace, en modulant sa réponse collective à des événements extérieurs. Si toutes les abeilles réagissaient exactement de la même façon à un stimuli, elles ne parviendraient pas à maintenir l’équilibre de la colonie.
Source : Thinkstock
Au Centre de recherche sur la cognition animale du CNRS de Toulouse, dirigé par Martin Giurfa, des études sont menées depuis le début des années 2000 sur l'intelligence individuelle des abeilles, raconte Sylla.
Ils ont fait passer de nombreux tests aux abeilles et se sont aperçus qu'elles étaient capables de deux choses qu'on pensait réservées à l'Homme, puis aux mammifères supérieurs comme les Grands Singes, les dauphins, etc. Elles sont capables de créer des catégories, par exemple, une catégorie symétrique et une catégorie asymétrique. Pour ça, on leur montre des dessins et quel que soit ce qu'ils représentent, elles sont capables de faire la différence entre un dessin symétrique – récompensé – et un dessin asymétrique non récompensé. C'est déjà une première prouesse.
Mais les chercheurs du centre ont également découvert que les abeilles étaient capables de comprendre des concepts abstraits.
On peut apprendre à des abeilles à différencier des figures, l'une qui amène à la récompense, l'autre qui n'amène pas à la récompense, en fonction de relations abstraites. Par exemple, la relation “identique à” ou “différent de”, ou encore “est au-dessus de” ou“ est à côté de”, indépendamment de ce que représentent les figures qu’on leur montre. Et ça c'est une vrai preuve d'intelligence individuelle. Elles sont capables de raisonnements cognitifs élaborés qu'on pensait réservés aux humains et aux espèces supérieures pourvues d’un cortex préfrontal.
Source : Bio à la Une
Les abeilles mémorisent, raisonnent et communiquent en permanence, la forme de langage la plus connue étant la danse. Mais une fois de plus, Sylla raconte qu'elles disposent de bien plus de moyens pour communiquer entre elles. Toujours dans une logique de partage et de cohésion, elles se transmettent les informations nécessaires à la survie de la colonie.
Dans le monde animal, de manière générale, les odeurs jouent le rôle principal dans la communication. À l'aide des phéromones, les abeilles sont capables de partager des connaissances ou d'avertir leurs sœurs en cas de danger, notamment.
Il y a la phéromone d'alarme, par exemple. Quand une gardienne sort son dard, elle émet cette phéromone qui prévient les autres abeilles qu'il faut défendre la colonie. Il y a encore la phéromone de regroupement, que les abeilles utilisent, par exemple, pour aider au retour des butineuses. [...] Il y a également le parfum de la colonie. Chaque colonie a son empreinte olfactive. Elles sont en outre capables de reconnaître si une abeille de la colonie est sa “vraie sœur” – père et mère identiques – ou si elle n’est que sa demi-sœur, née d’un géniteur différent.
Source : Le Monde/Michael KOOREN/REUTERS
Mais la communication se fait également de manière vibratoire et visuelle. À l'aide de danses aux mouvements précis, elles sont capables de transmettre des informations, en particulier sur les fleurs.
Le mode de communication le plus connu du grand public est la danse des abeilles, qui indique le lieu des fleurs, et que l'on appelle aussi "la danse en huit". Cette danse signale deux choses : la direction dans laquelle se trouvent les fleurs, et la distance à laquelle elles se trouvent. Elle est effectuée quand une butineuse ou une éclaireuse a découvert une source de fleurs importante et qu'elle a besoin de recruter ses copines. Mais on a récemment découvert que la danse seule n’était pas assez précise, notamment quand les fleurs se trouvent à plus d’un kilomètre de la colonie. L’éclaireuse qui a fait la découverte donne en réalité tout un faisceau d’autres indices : l’odeur des fleurs qu’elle porte sur elle, le goût du nectar qu’elle offre aux autres butineuses, et un guidage visuel et olfactif vers les fleurs.
Mais de plus en plus, on assiste à un déclin de la population des abeilles dans les pays développés. La perte de la biodiversité et l’usage massif de pesticides engendrés par l’agriculture intensive font peser de graves menaces sur la survie de cette espèce.
En France, il y a une mortalité annuelle d'environ 30 % des colonies. C'est-à-dire l'équivalent de 300 000 ruches, ce qui est énorme. Il y a toujours ce qu'on appelle des mortalités hivernales, c'est-à-dire qu'il y a des colonies qui n'arrivent pas à passer l'hiver, mais ça peut être entre 3 et 10 % en conditions “normales”. Là, certains apiculteurs perdent 90 % de leurs colonies, affaiblies par des stress multiples.
Et pour cause, le paysage agricole ne cesse de changer et d'éliminer les ressources indispensables aux abeilles et à leur développement. En exploitant des terres pour la monoculture, comme c'est le cas pour le blé par exemple, la biodiversité dont les abeilles ont besoin pour leur équilibre est gravement impactée.
Le premier facteur de disparition massive des abeilles, et de tous les autres insectes pollinisateurs, c'est le changement des pratiques agricoles, avant même le dérèglement climatique. En 50 ans, le paysage a été bouleversé. On a rasé les haies, on a fait disparaître les prairies fleuries, on éradiqué les herbes folles, les coquelicots, les bleuets, etc. Nos paysages sont devenus artificiels, donc les abeilles n'y trouvent pas la diversité alimentaire dont elles ont besoin.
Source : europe.jean-luc-melenchon.fr
De plus les pesticides ont un effet dévastateur sur les abeilles qui, même si elles y survivent, se voient réduire leurs capacités cognitives et mémorielles. Sylla de Saint Pierre explique :
La France est au 3e rang mondial pour l'utilisation des pesticides. Certains, élaborés dans les années 1980, les néonicotinoïdes, ont gagné le surnom de "tueurs d'abeilles". Ce sont des neuro-toxiques qui s'attaquent au système nerveux central des abeilles. Ça inhibe la construction des mémoires, donc si vous mettez des butineuses à proximité d'un champ de colza, par exemple, arrosé de néonicotinoïdes, elles vont disparaître petit à petit, parce qu'elles ne retrouveront pas le chemin de la ruche.
Il en est de même pour les oiseaux, dont la population a chuté de 30 % dans les zones agricoles. Avec la disparition des insectes, premier acteur de la chaîne alimentaire, c'est toute la biodiversité qui s'effondre.[caption id="attachment_53721" align="alignnone" width="688"]
Le génie des abeilles, par Éric Tourneret, Sylla de Saint Pierre et Jürgen Tautz, éd. Hozhoni, 263 p., 45 euros.[/caption]À l'image des abeilles, l'intelligence animale, de manière plus générale, est au cœur de nombreuses études qui tendent à mettre en évidence le fait que les animaux sont, non seulement doués de facultés émotionnelles extrêmement développées, mais que les espèces, quelles qu'elles soient, disposent d'une intelligence particulière.Yolaine de la Bigne, journaliste reconnue et fondatrice de l'Animal et l'Homme, le rendez-vous de l'intelligence animale, œuvre à la mise en lumière de ces formes d'intelligence depuis trop longtemps ignorées au profit de la suprématie de l'homme.[caption id="attachment_53722" align="alignnone" width="692"]
Sylla de Saint Pierre à la Première Journée Mondiale de l'Intelligence Animale organisée par la journaliste Yolaine de la Bigne - Source : l'Animal et l'Homme[/caption]Grâce à l'intervention de professionnels tels que Sylla de Saint Pierre, elle véhicule un message fort afin que l'animal et l'homme travaillent ensemble pour un avenir meilleur.